L'ombre du chat
par Paul Borrelli
LA JUNKIE
(extrait)
- Alors c'est ça, ta piaule ?
- C'est là que je vis.
- Cher ?
- Non. Multiloc. Cent quatre vingt par mois.
- Tu vis avec un autre mec ?
- Pas vraiment. On se croise.
La fille eut une moue de dédain, et se traîna jusqu'au
bar. Elle fouillait parmi les bouteilles.
- Tu serais pas un peu pédé par hasard ?
- Pourquoi tu dis ça ?
- Comme ça. L'ambiance d'ici.
- Mon colocataire est chiant. Un maniaque du petit détail.
- Je vois. Il est pas flic au moins ?
- Il bosse dans l'administration. Je prends des verres,
trouve-nous quelque chose à boire.
Un mot de Leuris l'attendait dans la cuisine :
Une fois de plus, je constate que
votre vaisselle traîne dans l'évier.
Cela ne peut plus durer.
Il prit deux verres orange qui ne lui appartenaient
pas. La fille les remplit et ils se mirent à boire. Ils se tenaient debout dans
l'appartement sombre et silencieux. Lançon n'avait pas envie d'allumer la
pseudo-fenêtre, ni le plafonnier. Dans la pénombre, l'endroit semblait moins quelconque.
On distinguait mal les couleurs tape-à-l'oeil du papier peint, les meubles kitsch en
plastique sombre. La pièce était plus secrète, il pouvait imaginer autre chose. Les
repères familiers laissaient place à l'improvisation, l'indéfini.
- Quel genre d'administration ?
- J'en sais rien. Qu'est-ce que ça peut te foutre ?
- Tu comptes changer ?
- J'ai pas encore obtenu l'autorisation. Ça doit passer
devant plusieurs commissions.
La fille avait enlevé ses chaussures et jouait avec du bout
du pied. Lançon la détailla.
Elle portait une robe fendue en satin noir, et des bas
dorés, qu'elle enleva lentement. Lançon regardait les jambes avec un mélange de désir
et de pitié. Elles étaient maigres et pâles, d'une couleur blanche presque bleutée,
comme si les veines étaient poreuses. Elle enleva la robe. Le corps osseux contrastait
par son teint avec le fourreau noir qu'il venait de quitter. Les hanches saillaient sur la
peau ; la lampe de l'entrée soulignait leur volume d'un reflet orange. Elle jeta son
corsage par terre, dévoilant une paire de petits seins haut perchés.
- Allez, viens.
Les épaules étaient fines, menues. Les bras également.
Lançon fit comme s'il ne voyait pas les cicatrices. De petits points noirs, il y en avait
aussi sous les aisselles. Lançon imaginait la douleur que l'aiguille devait provoquer,
surtout dans cette partie si sensible du corps. Il était sûr qu'il y en avait autant au
creux des cuisses, entre les orteils ou dans le cuir chevelu. Le simple fait d'imaginer
l'aiguille lui donnait froid dans le dos. Il s'aperçut qu'en définitive il n'éprouvait
aucun désir. Accro au dernier stade. Elle doit être frigide, pensa Lançon, tandis qu'il
sortait son portefeuille.
- Combien il te faut ?
- Quarante. C'est pour ce soir.
- Je t'en donne dix, pas plus.
- Connard. Vous êtes bien tous les mêmes.
- C'est le prix habituel.
- Pauvre mec. Alors, tu viens ?
Il s'allongea. La fille essayait de défaire son pantalon,
mais les doigts s'emmêlaient pitoyablement. Il dut le faire lui-même.
- Je te suce ?
- Si tu veux.
Il se laissa faire, en regardant au plafond. Ce n'était pas
désagréable, mais il n'arrivait pas à apprécier vraiment. Il imaginait la fille qui
plantait une aiguille entre deux orteils : la peau épaissie ne saigne pas ; le cerveau à
moitié cramé n'enregistre qu'une sensation diffuse. Peu à peu, une vague colorée
balaie la réalité, le corps s'engourdit, il bascule sur la moquette sale, au milieux des
vieux mégots et des guenilles crasseuses.
Elle aurait fait n'importe quoi pour avoir son fix. Il
l'avait levée parce qu'elle était seule au bar, et qu'elle lui avait souri. Son sourire
lui plaisait. Ce n'était qu'une devanture trompeuse comme il s'en doutait, mais il se
sentait trop seul pour faire le difficile. Â présent son corps nu le dégoûtait. Elle
sentait la crème dépilatoire, une odeur forte qui faisait tourner la tête. Il avait
vaguement envie de vomir. Elle s'interrompit.
- Qu'est-ce que t'as à me regarder comme ça ?
- Rien.
- Ça va pas ?
- Si, continue.
- Je vais pas faire ça pendant des heures. Viens on baise.
Il se placèrent. Mais Lançon n'y arrivait pas. Près de
lui, le visage dur de sa partenaire demeurait impassible. Au fond des yeux absents
brillait le regard des toxicos, une étincelle que Lançon connaissait bien. Sa propre
sur était passée par le même circuit, avant d'en crever. Il ne parvenait pas à
l'oublier.
Cernes, pommettes saillantes, joues creuses. Cette fille
finirait bientôt par ressembler à une momie desséchée. Elle est dans le trip depuis un
an, évaluait-il. Il lui en reste à peine la moitié.
En vérité il l'avait ramenée chez lui parce qu'elle
ressemblait à sa sur, l'archétype de la prostituée hagarde, un genre de
séduction auquel il n'avait jamais su résister, probablement un effet pervers
d'anciennes tendances incestueuses. Blonde décolorée, yeux bleus synthétiques, teint
pâle. Vers la fin, sa sur était devenue maigre comme ça.
- Et alors ?
- Je n'y arrive pas.
- Je vois bien. On perd du temps, chéri. J'arrête. Je vais
te branler.
- Non, ça va, laisse tomber. Je préfère autant.
- Et moi donc.
Ils se rhabillèrent en silence. La fille pensait au moment
où elle allait se piquer. Elle avait déjà oublié Lançon. Mieux : il n'avait jamais
été qu'un objet. Un moyen comme un autre de se procurer une dose. Il faisait partie du
décor. Un dessin de la tapisserie. Pendant un moment il avait pris volume, mais bientôt
il retournerait sagement dans son monde à deux dimensions, géométrique et abstrait.
Il n'était guère plus réel qu'une hallucination.
Elle enfila les bas dorés, et remit les escarpins vernis.
Il l'accompagna à la porte.
Elle fit quelques pas dans le couloir, puis, se retournant,
elle dit avec mépris :
- Je savais bien que tu n'étais qu'un sale pédé.
Ses talons claquèrent tandis qu'elle s'éloignait.
Il referma la porte, et se rendit à sa table de chevet.
Là, il prit une photo. C'était la jeune femme brune, celle qui lui avait demandé un
jour d'oublier, de ne pas lui en vouloir.
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