L'ombre du chat
par Paul Borrelli


LE REPAS DE LA TORTUE
(extrait)

     Quand Fisson surgit des portes coulissantes, Lançon se tassa dans le recoin, et attendit que l'homme eut rejoint sa porte. Il s'approcha alors et comme l'autre entrait, il s'adressa à lui sur un ton autoritaire :
     - Police. J'ai quelques questions à vous poser, monsieur. Entrons.
     Mais Fisson se retourna et le frappa à l'estomac. Lançon réussit à parer le coup suivant, se jeta en avant, et tous deux basculèrent dans l'appartement.
     Il faisait très sombre, mais Lançon était habitué depuis un moment au manque de lumière. Il esquiva un coup de couteau, saisit la main qui le tenait et tordit le poignet, tout en se déhanchant pour porter un Yoko-Geri dans les côtes de son adversaire, qui émit un grognement significatif et partit en arrière. Lançon poursuivit avec un Suki en direction du visage. Il sentit nettement les cartilages du nez craquer lorsque le coup atteint son but. Un grand fracas ponctua l'écroulement du corps, suivi d'un épais silence. Essoufflé, Lançon fit de la lumière.
     En tombant, Fisson avait cassé un aquarium, et s'était entaillé le cou. Il gisait dans le verre brisé et les rochers décoratifs, les algues mutantes ; une rivière de sang s'écoulait de sa tête et se diluait ensuite dans les quelques centimètres d'eau qui recouvraient à présent la moquette du salon. En ramassant l'arme, Lançon vit quelque chose s'agiter dans la flaque, près de lui.
     C'était une tortue d'Aldéraban, une de ces saletés de bestioles carnivores qui se jettent avec un appétit insatiable sur tout ce qui passe à leur portée. De forme triangulaire, la carapace émettait une vive lumière violette, signe que l'organisme était perturbé par ce qui venait de se produire, accompagnée d'un son semblable à un mélange de sifflement rauque et de bourdonnement électrique. Une série de mandibules cliquetait en direction du pied droit de Lançon, qui faillit tirer et, se ravisant, se baissa pour saisir à travers sa manche l'animal par la rangée de bosses qui s'élevait au milieu de son corps. Fisson, dans un gargouillement maladroit, s'était assis, et s'ébrouait encore, sonné. Quand il vit de quoi Lançon s'était emparé, il s'écria :
     - Laisse Xaviéra tranquille espèce de connard, ou elle va t'envoyer une décharge ! Ne lui fais pas de mal ! Ça vaut une fortune !
     Lançon se pencha au dessus du type, tout en lui maintenant la chose devant les yeux. Les mâchoires claquaient en cadence à présent.
     - Xaviéra va te bouffer la gueule si tu ne parles pas.
     - Hein ? Qu'est-ce que tu dis mec ? T'es givré !
     - Je ne risque rien, et si elle envoie quelques volts, ils seront pour toi mon coco, alors tu vas te montrer coopératif, parce que...
     - Sale con de flic, tu bluffes. Jamais tu n'oseras...
     - Tu crois ça ?
     Les dents acérées se refermèrent sur l'oreille gauche de Fisson. Excitée par le sang qui la recouvrait, la bête déchiquetait les tissus avec un bruit de tissus mouillés, tandis que l'homme hurlait. Lançon tirait de toutes ses forces ; il finit par faire lâcher prise à la tortue, et l'envoya bouler à l'autre bout de la pièce. Aussitôt, elle se mit résolument à tordre ses nageoires pour se redresser, dans l'intention de nager vers la source de nourriture. Une salve d'étincelles bleutées témoignait de l'effort, et une odeur de produit chimique se mit à ramper au ras de l'eau. Lançon articula distinctement :
     - Tu as très peu de temps avant qu'elle ne revienne. Tu vas parler, vite. Si tu es intéressant, je l'abattrai. Sinon, je lui ferai goûter tes couilles.
     - Ta mère suce la pine d'un âne.
     - Là où elle est, ça m'étonnerait. Dépêche toi.
     - Merde, mais qu'est-ce que tu veux ?
     - Je ne suis pas des Stups et je me fous de tes trafics. Je cherche des infos sur Cat.
     - Eh, mais ça fait des années que...
     - Tu veux que je demande à Xaviéra de te rafraîchir la mémoire ? Allez, dis moi le maximum de choses sur lui à l'époque où tu l'as connu, et je te couvrirai auprès des Stups. Sinon, je te fais plonger. Qu'est-ce que tu donnes à bouffer à ton fauve ?
     - Dans le réfrigérateur, le papier boucherie.
     Sans quitter l'autre du regard, Lançon alla chercher le paquet de viande crue ; puis, assis sur le divan, les pieds dans l'eau, il se mit à jeter des morceaux à la tortue ; chaque fois elle se précipitait goulûment dessus.
     - Il y en a pour à peu près cinq minutes, après elle va revenir sur toi. Alors fais vite.

Retour à la page précédente


Tous textes et illustrations copyright © Paul Borrelli.
Site maintenu par Alexandre Garcia avec la participation de Paul Borrelli.

fbLogoMini.gif (2793 octets)