Paul Borrelli fait "Désordres"
une interview inédite de l'auteur

Désordres, c'est le titre du second roman de Paul Borrelli (éditions de l'Atalante) titre mérité, puisqu'il nous dépeint un Marseille chaotique, "en plein pastis", comme dit l'auteur… Et pourtant, la construction est irréprochable. Borrelli a réussi un roman aussi malsain et dérangeant que le précédent, L'ombre du chat, chez le même éditeur. Cela se passe en 2033, la ville est surpeuplée, elle s'est développé sur dix-huit niveaux souterrains, elle est sans cesse livrée à la corrosion des pluies acides. Dans ce décor inquiétant, un fou sanguinaire s'attaque aux femmes blondes ; il les scalpe, les éviscère, et leur projette de la peinture rouge sur le visage. L'inspecteur Canavese doit enquêter, mais voilà qu'on lui impose la collaboration de Serge Lançon, un électronicien assez louche, tueur aux mains propres connu dans le milieu pour ses machines de mort sophistiquées. Mais si on a fait appel à Lançon, c'est à cause de ses rêves prémonitoires et autres intuitions saisissantes...


1) La première question que l'on a envie de te poser, c'est : pourquoi écris-tu des choses aussi choquantes ? As-tu envie de choquer ?

Absolument pas. Il se trouve que le processus de création littéraire démarre chez moi lorsqu'il y a trouble. Ce peut être une émotion esthétique, ou la musique, qui compte beaucoup pour moi… Mais le plus souvent, c'est à cause de quelque chose qui ne passe pas, qui m'irrite. Je ne peux rien y faire, alors je le mets dans un récit, ça me donne l'illusion de contrôler une partie de cette réalité qui m'est insupportable. Par exemple, tous les jours, entre le fromage et le dessert, on nous balance à la télé des images atroces : guerre, catastrophes naturelles, misère, etc. Tout le monde regarde ça en mâchonnant, personne ne digère de travers… Enfin, je dis ça, je n'en sais rien… En ce qui me concerne, je n'arrive pas à oublier, ça me hante. Alors oui, il est normal que ce que j'écris soit choquant. Je dirai que c'est le contraire qui serait étonnant : qu'un type me lise d'un œil distrait, que ça ne le bouleverse pas quelque part. ça voudrait dire que ce type a un sérieux problème d'empathie, non ? Enfin, je le dis clairement, c'est du roman noir, pas question d'être complaisant.

2) Pourtant, tu as recours à l'humour, assez volontiers.

Oui mais, humour… noir ! Et puis, ce n'est pas systématique. L'humour, c'est une chose spontanée, je ne pourrais pas attaquer un roman en me disant : "je vais faire rire mon lecteur", quelle angoisse ! De temps en temps je fonctionne sur le mode comique, c'est tout, je ne cherche pas à comprendre.

3) Peux-tu te présenter aux lecteurs ?

De par mon caractère je suis très rêveur, extrêmement sensible. J'ai toujours été attiré par la création ; mes domaines de prédilection sont la musique, les arts plastiques (l'image en général) et la littérature.

Je suis né le 11 avril 1959 à Toulon. Enfant, je m'enfuyais dans d'interminables rêveries. La réalité m'ennuyait. Je jouais peu avec les autres. Je regardais les films d'Hitchcock à la télévision, ils me fascinaient. Jusqu'à l'âge de quatorze ans, j'ai vécu comme seul. J'avais peu de copains et ils ne comptaient pas.

Certaines rencontres furent décisives. Elles semblaient m'indiquer la voie.

Dans les années 80, fasciné par Magma et Christian Vander, j'ai monté un groupe pour lequel je composais et jouais des claviers. En même temps, enthousiasmé par le film Alien, je me suis mis à fabriquer des maquettes de vaisseaux spatiaux et à peindre à l'aérographe. Je lisais également mes premiers romans de Dick.

Puis j'ai entrepris des études de psychologie à Aix-en-Provence. C'est à cette époque que j'ai découvert Ballard, et que j'ai connu l'oeuvre de Brussolo. C'est une période assez heureuse et étrange dans ma vie. Je vivais à un rythme frénétique : je m'étais inscrit à la fois en psycho et sciences de l'éducation, je travaillais comme un forcené. Je me demande où je trouvais l'énergie de lire autre chose en plus. Je me suis même débrouillé pour suivre le cours de littérature comparée animé par Roger Bozzetto, sur le policier et le fantastique. A cette époque, je ne pensais pas sérieusement à écrire. Pour moi, c'était comme si Dick, Ballard ou Brussolo vivaient dans un autre monde, inaccessible.

En fait, j'ai découvert à la fois la psychologie clinique et mes auteurs préférés. Curieusement, le hasard a bien fait les choses : mon professeur de psychologie clinique, Marcel Thaon, était en même temps un spécialiste de l'oeuvre de Dick ! Lorsque je l'ai su, nos conversations sont devenues fréquentes et longues, elles ont quitté leur ton pédagogique et ont porté essentiellement sur la création de textes. Parallèlement à mon mémoire de maîtrise (une étude en psychologie sociale expérimentale sur la créativité), je me suis mis à rédiger un premier roman, Fantasmes Urbains, que j'ai soumis à Thaon et qu'il a apprécié. Puis un second, Poussières. Je continuais à lire, Dick et Brussolo essentiellement, en même temps que des ouvrages théoriques en psychologie.

Les bribes d'un troisième roman sont apparues quelques temps plus tard, après une large pause consacrée à la musique et aux arts plastiques. Entre temps, j'avais quitté la fac et trouvé un emploi.

L'envie d'écrire ne m'avait pas quitté, bien au contraire. Mais je butais sur une difficulté : mon troisième roman relevait manifestement d'une intrigue policière, et donc il comportait une enquête. En attendant de résoudre le problème, j'ai fait une cure de roman policier, pour le plaisir. J'appréciais tout particulièrement Liebermann, Harris, Bloch et Ellroy. Sans doute influencé par mon passage à la fac, je mis à profit l'enseignement de Bozzetto à travers une étude extrêmement serrée du Dahlia noir, le plus foisonnant des romans d'Ellroy. J'avais fini par oublier mon manuscrit. Un soir, en discutant avec ma femme, le déclic s'est fait d'un seul coup ; j'ai foncé griffonner sur un carnet les bases de l'intrigue de mon roman L'ombre du chat. Quinze mois plus tard, il était terminé. Je l'ai confié à une amie qui dirige la revue 813, les amis de la littérature policière; jamais je n'aurais pensé que ce texte intéresserait quelqu'un. Moins de deux semaines après, Pierre Michaut me proposait de l'éditer.

Il est évident que les auteurs que j'ai déjà cités m'ont façonné, d'une certaine façon. Je ne pourrai dire en quelle mesure mais il faut savoir reconnaître ses dettes.

Il y a aussi d'autres apports : Bukowski et Fante, les films de Fellini, Lynch... Mais ma référence intime, le sentiment d'adéquation totale, c'est l'extraordinaire roman de Dick, Substance-mort. Quand je vais mal, j'ouvre ce livre et je retrouve immédiatement son charme, jamais usé. C'est une sorte de pansement psychique.

Actuellement, je continue de mijoter des intrigues touffues pour mon héros Serge Lançon. Je pense que je suis parti pour un bon moment à créer des romans noirs, sans doute parce que mon humeur l'est aussi. Comment pourrait-il en être autrement, dans un tel monde ?

En même temps, je continue à composer de la musique (jazz fusion) ; en ce qui concerne les arts plastiques, je me consacre au métal, avec lequel je fabrique des masques en pièces mécaniques soudées. Ils ont à la fois quelque chose de robotique et de primitif, ce qui a priori est antinomique, mais pas tant que ça en fait. Ils font penser à l'art Inca, qui me fascine.

Ce que j'apprécie particulièrement dans le fait d'écrire, outre les satisfactions strictement personnelles que j'y trouve, c'est aussi cette possibilité de dialoguer avec d'autres, de partager des fantasmes, d'apporter à des inconnus ce que Dick m'a offert, sans me connaître. Je fonctionne essentiellement au sentiment de gratitude. Des gens comme Phil Dick, Christian Vander, Serge Brussolo, Hans Rudi Giger, Ridley Scott, m'ont apporté l'essentiel, à un moment donné de ma vie où j'en avais besoin. Ils m'ont aidé à me trouver, à me construire. Je ne les en remercierai jamais assez. Alors, si je peux à mon tour offrir ce cadeau à d'autres, même si je n'en ai aucun retour, j'estimerai avoir fait quelque chose de bien dans ma vie. Publier n'a pour moi pas d'autre but.

4) Pourquoi 2033 et ce mélange des genres ? Et peut-on considérer que tes romans appartiennent à la S-F ?

Je crois que c'est dû à mon admiration pour des films comme Blade Runner, par exemple. Et, de manière générale, l'œuvre de Dick dans son ensemble. En même temps, une fascination pour les univers que crée Ellroy. Pour le reste, à chacun de se faire son idée. Je ne suis pas un puriste, je me moque des étiquettes. C'est du vrai Borrelli, voilà !

5) Dans Désordres, la cruauté joue un certain rôle. Pourquoi ? Serais-tu un personnage cruel ? Pourquoi cet intérêt pour les serial killers ?

Le sérial killer est un défi, aussi bien pour le lecteur que pour l'auteur ou pour le détective. C'est l'opposé du roman à énigme genre Agatha Christie où, entre deux tasses de thé, on cherche le coupable dans une liste de suspects pré-établie, qui ne dépasse pas la douzaine de personnes. Je préfère les bas-fonds glauque d'une Marseille surpeuplée, et dix-huit millions de suspects ! et je pense que le lecteur trouve ça excitant, lui aussi.

Pour la cruauté, je répondrai que j'en parle parce qu'elle me choque, justement. Et pas seulement les horreurs de la télé… Il y a mille façons d'être cruel au quotidien tout en prenant l'air innocent, dans le cadre du travail, entre autres… Dans mon prochain roman, je parle d'une vieille femme qui s'est acharné sur un collègue pendant des années, qui a monté tout le monde contre lui, jusqu'à le faire craquer, avec l'évidente volonté de le détruire… Eh bien, malheureusement, cette ordure existe réellement ! Je ne dirai pas son nom, mais ceux qui la connaissent la reconnaîtront tout de suite, même si j'ai changé certains événements ou noms pour les besoins de l'histoire. Et j'essaierai de montrer aussi la lâcheté de ceux qui savaient, mais ont laissé faire…

6) C'est cette complicité, ce que tu cherches à apporter aux lecteurs ?

En partie, oui. Evoquer ensemble l'indicible, les petits riens qui nous blessent, mais qu'on garde pour soi. C'est sûr qu'à travers mes romans, j'implique mes lecteurs, on ne peut pas me lire tout en prenant un bain de pieds et en écoutant "Viens Poupoule" ! Encore que, je ne serais pas plus étonné si… Non, pas toi, Alex ?

7) Il y a des analogies troublantes entre Canavese et Lançon dans Désordres, des échos. Peux-tu expliquer tes intentions ?

Ça s'est fait tout seul… Ils sont opposés sur certains aspects mais pourtant leurs chemins se croisent… La réunion des contraires, comme dans le Tao.

8) Peux-tu dire quelques mots de la relation qui unie Lançon à sa séduisante avocate ? Et de Lançon aux femmes en général ?

Pauvre Lançon ! S'il existe quelque part, il doit me haïr ! Il faut toujours que je le colle dans les plans les plus tordus. Mais c'est ça, la vie, non ? Je ne supporte pas les bellâtres qui rivent leur clou à tout le monde, ont toujours le dernier mot, cassent la gueule à leur ennemi, séduisent toutes les femelles… Je trouve ça d'un ringard ! Dans la réalité, ton ennemi, tu es souvent obligé de lui serrer la pince, et de lui dire merci, encore. Tu tombes sur plus mariole que toi, quoi. Quant aux femmes, des fois tu plais à une et tu ne le comprends que cinq ans après, ou au contraire… Bref, tout le monde connaît ça. Donc, il est logique que pour Lançon aussi, ça aie tendance à foirer. Et ensuite, il se retrouve écrasé de solitude. C'est un sentiment que j'éprouve souvent, et qui est très pénible. Voilà, par exemple, un truc que j'essaie de faire passer. En parlant de ce que Lançon ressent face à son état de solitude, je montre au lecteur qu'il n'est pas si seul qu'il le croit puisque je partage ce sentiment avec lui, que j'ai écrit pour lui.

9) Solitude et néanmoins, promiscuité.

Je vois ce que tu veux dire… Les colocataires, hein ? Et ce n'est pas fini ! Dans le suivant… Enfin, tu verras.

10) Lançon est-il condamné à une éternelle cohabitation ? Simon Leuris, Catherine...

Lançon est un éternel cohabitant, un passager clandestin… Le cheveu dans la soupe, la pièce rapportée.

11) Comme toi ?

Ne parlons pas des choses qui fâchent ! Non, disons qu'il y a de grandes distortions dans la façon dont je suis perçu, et que c'est essentiellement lié au contexte, puisque je suis identique. Ceci fait réfléchir : la qualité des relations que nous avons avec les autres dépend de l'infrastructure latente qui guide ces relations. Imagine ta boulangère, par exemple : ronde, sympa, potelée, appétissante, quoi ! Tu arrives à 9 heures, d'accord ? Elle ne te percevra pas de la même façon si tu te présentes comme simple client, ou si tu lui fais du plat... Ou encore, si tu étais sensé arriver à 7 heures pour ouvrir la boutique ! Non, je crois que les gens, avant de s'entre-déchirer et de toujours en faire des affaires personnelles, devraient prendre conscience qu'ils sont immergés dans un contexte, qui conditionne tout.

C'est pour ça que j'aime tellement les dédicaces : là, les relations que j'ai avec le public sont merveilleuses et très drôles. Si je voyais les mêmes de derrière un guichet, en train de s'entasser et de piaffer d'impatience, je ne sentirais sûrement pas les mêmes vibrations !

12) Tes romans sont toujours fortement érotisés. Pourquoi ?

Parce que ça fait partie de la vie, ça aussi. Parce que l'homme vit mal son animalité, qu'elle le trouble, et moi, le trouble, c'est mon point de départ. Parce que je n'ai pas envie de me cacher derrière mon petit doigt, je préfère l'enfoncer là où ça fait mal - ou là où ça fait du bien, c'est selon.

13) Comment t'y prends-tu pour écrire des romans aussi denses, épais, fouillés ?

Je mets le paquet à chaque fois, je n'économise pas mes forces, ni mon temps, ni mes idées. Chaque fois que j'écris un roman, je me dis que c'est peut-être le dernier, qui sait ce qui peut arriver ? Alors, je me donne entièrement… Un peu comme Christian Vander sur scène.

14) Tiens, nous y voilà… Dans chaque roman, tu glisses toujours une allusion à Magma. Peux-tu expliquer ?

Magma est un groupe Français absolument fabuleux. Cette musique m'a marqué à vie, et je… Non, je ne peux pas parler de Magma, ça me remue trop, et puis, j'ai l'impression que je ne pourrais dire que des banalités… J'ai réussi, une fois, à écrire quelque chose de correct sur Magma, c'est une nouvelle, "Le gâchis", celle-là, j'aimerais vraiment la voir publiée, et illustrée dans une revue… D'ailleurs, je l'ai envoyée chez Cyborg, la boîte qui diffuse Magma. Je ne sais pas si Christian l'a lue, mais je sais que Stella l'a fait.

15) Un mot sur le titre ? A-t-il été difficile à choisir ?

Au contraire, il s'est imposé tout seul : dans mon roman, tout est placé sous le signe du désordre. Désordre des lieux, livrés à l'accumulation d'objets et au laisser-aller, la lassitude. Désordre des sentiments, comme par exemple dans la relation entre Janov, Tatiana et Vachs. Désordres au sens de trouble de l'ordre public, avec cette violence arbitraire, cette soif de tuer si effrayante. Désordres mentaux, également, tant il est vrai que certains personnages présentent une pathologie pour le moins inquiétante.

16) A ce propos... On suppose que tes études de psycho ont été mises à contribution ? Je pense entre autres au séjour de Canavese en psychiatrie...

J'ai toujours été fasciné par la folie, la déviance. Cela a commencé avec certains vieux films comme Soudain l'été dernier, de Mankiewicz, ou encore Freaks, de Tod Browning, que j'ai vus tout gamin. Mes années de psycho-sociologie m'ont marqué et transpirent dans mes romans. D'ailleurs, le personnage de Maurice Brugier est une émanation directe de Marcel Thaon. Mais, ceci dit, pour Désordres je me suis fait aider par un psychiatre.

J'entretiens donc des rapports particuliers avec la folie. Mais, je tiens à rassurer mes lecteurs, je ne suis pas dangereux pour l'instant. Je le deviendrais si on tentait de m'empêcher de créer. Disons que si j'ai un "grain", je me suis toujours débrouillé pour que ce "grain" n'ait que des retombées positives. Mais, à moi de me débrouiller avec mes problèmes. Aux autres, le plaisir de me lire.

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