Désordres
par Paul Borrelli
MARSEILLE BY NIGHT
(extrait)
Canavese serra la main du garçonnet. Et s'il
s'agissait d'un piège ? Ce gamin ne lui inspirait aucune confiance. Ils ne marchaient
ensemble que depuis dix minutes, mais il avait l'impression d'errer, de tourner en rond,
des heures durant. Heureusement, il avait emporté un petit émetteur qui permettrait, en
cas de danger, de le retrouver rapidement, d'autant plus qu'il était équipé d'un signal
de détresse. Mais malgré toute leur bonne volonté, les flics ne pourraient pas arriver
à la seconde. Néanmoins, la petite balise était calée au fond de sa poche, il la
sentait battre contre sa cuisse à chaque pas et cela le rassurait. Et puis, il avait son
laser. Autour de lui, ce n'étaient que pénombres. Les galeries souterraines, désertes
pour l'instant, semblaient livrées à la toute-puissance malveillante de la nuit
artificielle.
Après vingt heures, plus on s'éloignait de la surface,
plus les niveaux inférieurs obéissaient à la règle de la parcimonie. Au dix-huitième
sous-sol, le phénomène prenait des allures de couvre-feu : peu à peu, avec le temps,
l'éclairage baissait, jusqu'à tomber à un degré minimum en deçà duquel il aurait
été dangereux de vouloir simplement descendre d'un trottoir. A mesure que les aiguilles
tournaient, la clarté blanche des multiples halogènes cédait le pas à une vilaine
lueur orangée, crachée comme à regret par les rares et anachroniques ampoules au
sodium. S'agissait-il véritablement d'une tentative ratée de reproduire les conditions
ambiantes de la surface ? D'un effort dérisoire pour tenir compte des rythmes circadiens
? Ou, plus probablement, d'une des innombrables mesures d'économie instituées par la
municipalité, et dont personne n'était dupe ?
... Et s'il ne s'était agi que de lumière ! Passée une
certaine heure, l'eau recyclée ne coulait que chichement, avec des gargouillements
d'hésitation, comme s'il était contraire à tout civisme de vouloir s'en servir. Les
tuyauteries véhiculaient alors des poches d'air qui transformaient les glouglous
habituels en éructations soudaines et l'on se retrouvait invariablement éclaboussé,
maudissant à la fois les fantaisies de la pression et le manque de prévoyance dont on
venait de faire preuve. Encore heureux de ne pas tomber carrément en panne sèche, nu et
grelottant sous la douche soudainement inutile, l'épiderme recouvert d'une pellicule
gluante de savon qu'il faudrait alors enlever patiemment à l'essuie-tout.
De même, l'énergie semblait rationnée. Malheur à celui
qui utilisait magnétoscope ou lecteur de cassette. Les galets d'entraînement, anémiés,
se mettaient à tourner au ralenti, ce qui se traduisait presque systématiquement par des
avaries au terme desquelles, après que le son se fut transformé peu à peu en
mugissement grave et caverneux, les bandes s'emberlificotaient irrémédiablement en une
pelote brillante et sombre, une mêlée indistincte, un entrelacs presque répugnant que,
la mort dans l'âme, on jetait dans le vide-ordures sans espoir de réparation. Adieu,
l'enregistrement rarissime !
Les utilisateurs de l'outil informatique n'étaient pas
mieux lotis : à bout de souffle, les machines ralentissaient, ahanant comme un coureur
cycliste dans une montée. Les lecteurs de disquettes gravaient toutes sortes
d'informations erronées, les programmes déraillaient, les données disparaissaient, en
direction d'une improbable contrée où elles iraient hanter les songes de quelque
fantôme cybernétique.
Les bricoleurs voyaient leur perceuse renâcler, les mèches
tournant sans autre effet que de produire un crissement inutilement agaçant. Alors il
s'armaient de la bonne vieille chignole et finissaient l'ouvrage à la main, à tâtons,
les yeux crispés par l'effort.
Partout dans les foyers, les contours des meubles
s'estompaient, il fallait limiter les déplacements, ou prendre le risque de se cogner sur
l'angle d'un mur et se répandre en jurons. Gare alors à l'imprudent qui empruntait les
ascenseurs. A distance égale, la montée pouvait singulièrement s'allonger, durer
indéfiniment - il n'était pas rare que la cabine restât bloquée entre deux niveaux
jusqu'au lendemain.
Le gaz, contaminé par cette ambiance de pénurie
planifiée, se mettait lui aussi à faire défaut. Les gicleurs déréglés n'émettaient
plus qu'une ridicule flammèche jaunâtre qui léchait le cul des casseroles sans autre
effet que les noircir et on devait se résoudre à boire le lait tiède, au sein d'une
cuisine tout à coup hostile, emplie autant d'ombres menaçantes que du ronronnement
poussif du réfrigérateur qui semblait hésiter à poursuivre sa besogne.
L'air se faisait rare. On suffoquait dans les draps moites,
on se laissait plonger dans une torpeur sans fond, peuplée de chimères asthmatiques,
pâles et dénuées de toute crédibilité. Des rêves de pauvre, décousus et idiots, à
l'image noir et blanc saturée de parasites, de "neige"... Sans parler de la
climatisation, qui s'éclipsait sournoisement, livrant le dormeur sans défense à
l'insidieux travail de ses propres glandes sudoripares qui, lentement mais sûrement,
faisaient de sa couche une sorte de mare malodorante dont il ne s'éveillait que le
lendemain, fourbu et plein de ressentiment contre la fatalité des choses...
Pis encore : la sécurité n'était plus alors qu'une vue de
l'esprit. Livrées à eux-mêmes, les cités devenaient la proie de tous ceux qui, à tort
ou à raison, se considéraient comme les maîtres de l'incertain territoire. Il fallait
presser le pas, la main crispée sur une arme, regagner l'espace clos par la lourde porte
dont on possédait la clé ou le code... Pousser le verrou, s'enfermer à double tour.
Comme ils étaient loin, les beaux quartiers, tout là-haut, avec leurs édifices vastes
et lumineux, leur confort, leurs vigiles omniprésents, leur air pur, leurs vraies
fenêtres...
Combien alors rêvaient de déménager, de " monter
", tant il est vrai que l'ascension sociale était conditionnée étroitement par une
remontée effective et bien réelle vers la surface. Le fin du fin était de posséder un
jour un de ces appartements vétustes mais si chics, dans une des rues de Marseille, et
tant pis pour les pluies acides, qui n'étaient somme tout qu'un léger désagrément...
Le mot "rue" se teintait alors d'un charme désuet, inimitable. En dessous, il
avait été remplacé par le vocable de "galerie", qui avait quelque chose
d'infamant, comme si les habitants des niveaux inférieurs étaient comparés malgré eux
à des cloportes ou des termites, fuyant la lumière du soleil.
Et c'est aux pauvres flics de base, pensait Canavese, que
revient le triste privilège de juguler les soulèvements, lorsqu'il s'en produit. Ils
sont la soupape de sécurité du système. Quand la révolte gronde, on les envoie taper
au jugé, ce qui tempère l'ardeur de certains, mais décuple celle des autres, qu'il faut
neutraliser par des moyens plus "légaux"... On les traîne en justice, il
atterrissent en prison, et là ils apprennent véritablement à devenir mauvais.
Irrécupérables. Des clients pour la Criminelle, pour les types comme moi.
Il se voyait avec lucidité dans ce rôle ambigu :
inspecteur-chef Jean-Paul Canavese, chien de garde des beaux quartiers, amené à venir
fourrer son nez dans le cloaque malodorant des sous-sols empestés d'urine et de mauvais
graillon, dans les secteurs oubliés de tous, livrés à l'entassement démentiel des
exclus... Obligé de ramper dans la boue, mais tenu de rendre des comptes à ceux qui
refusaient d'en reconnaître l'existence.
On approchait d'un périmètre désertique, à vocation
industrielle, totalement dénué d'éclairage public. Ils avancèrent dans l'obscurité
totale, Canavese traînant les pieds avec appréhension.
- On arrive, m'sieur. J'espère que vous serez pas rat et
que vous m'filerez un pourboire !
Le gamin, tout en le guidant par la manche, se mit à la
secouer, pour ponctuer sa demande.
- Dis-donc, petit, tu y vois quelque chose, ici ?
- Question d'habitude, patron !
Canavese n'était pas dupe. Le gosse devait probablement
être un mutant. Ceux-ci, pour la plupart, se dirigeaient avec assurance même dans le
noir complet. Personne ne savait comment ils s'y prenaient, ni pour cela, ni pour le
reste. On ignorait au juste l'étendue de leurs pouvoirs. Facultés précognitives pour
les uns, télépathie ou télékinésie pour les autres... Le gouvernement, après avoir
tenté de les éliminer physiquement, avait déclenché depuis quelques années un
programme d'études expérimentales, afin de déterminer les limites de leur utilisation
éventuelle à des fins militaires.
Oui, il devait sûrement être un mutant, ce petit garçon
aux yeux si luisants, au front si bombé...
- Voilà, m'sieur. Filez-moi les ronds, maintenant.
- Taïbi ne t'a pas payé ?
- Si, mais vous devez payer aussi, sinon c'est pas juste.
- Ecoute, gamin. Je te donne une pièce de dix crédits et
tu files, compris ?
- Eh, vous êtes un vrai rat ! L'autre type, là-dedans, il
m'a donné...
- Je ne veux pas le savoir. File ou je te fais boucler. T'es
un mutant, pas vrai ?
Le gamin empocha la pièce et partit sans demander son
reste. Canavese se demanda comment il ferait pour retrouver son chemin au retour.
Devant lui, à moins d'un mètre, une Phantom venait
d'allumer ses veilleuses. Il n'était plus question de reculer.
C'était un de ces lourds véhicules pressurisés, aux
vitres teintées au mercure. Au-dessus de l'habitacle se trouvait un deuxième
compartiment, vaste et allongé, avec à l'avant un pare-brise incurvé, en tous points
comparable à celui du poste de conduite. Il y avait également un cockpit d'observation,
en forme de dôme, tout en haut vers l'arrière. Les dimensions de l'ensemble égalaient
presque celles d'un camion routier, l'esthétique en plus et le bruit en moins, les
Phantom étant équipées d'un silencieux moteur au plasma.
Canavese connaissait ces énormes voitures climatisées, les
plus riches des prostituées amazones en utilisaient. A l'intérieur, on trouvait le plus
souvent un confort étudié. Certains modèles, les plus luxueux, proposaient cabine
Neuro, baignoire ronde avec robinets de cuivre, billard...
Ces monstres de la route suscitaient un véritable
engouement dans le public. C'était un mode de vie, ni plus ni moins. Une illusion de
liberté, le sentiment d'appartenir à une caste supérieure. Une fois à bord, dans
l'habitacle insonorisé, on se sentait en sécurité,.le monde au dehors perdait toute
consistance, devenait irréel, fantomatique. On était tenté de vivre replié sur
soi-même, en autarcie, d'oublier toute référence à l'agitation vaine des autres. Les
vingt tonnes se déplaçaient sans à-coups, comme si elles flottaient, ce qui, pour
certains, représentait le summum du bien-être.
Mais Canavese n'aimait cette ambiance étouffante,
calfeutrée, qui ne faisait que raviver en lui sa tendance à la claustrophobie. Il se
sentit oppressé à l'avance. Il savait que pendant un bon moment, ses tempes
bourdonneraient, qu'il aurait l'impression de manquer d'air, qu'il...
Le sas s'ouvrit dans un sifflement, chassant ses pensées.
Un colosse le tira à l'intérieur, referma et le fouilla sans un mot. Canavese se laissa
faire.
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