Désordres
par Paul Borrelli
MACHINES DE MORT
(extrait)
Au fond du couloir, une petite porte
s'ouvrait sur le monde ténébreux de Serge Lançon.
Cette pièce n'était pas équipée de pseudo-fenêtre. Le
mur du fond était actuellement occupé par une grande holotoile, la dernière créée par
Lançon. Elle représentait Christian Vander à sa batterie, les baguettes levées prêtes
à frapper les cymbales. Derrière flottait un logo Magma de couleur vermillon.
Une simple commande mentale permettait de faire disparaître
l'uvre. Alors apparaissait le mur dans toute sa nudité. Au centre se découpait une
trappe qui, une fois ouverte, mettait à jour une étroite niche abritant un mauvais
grabat. Lançon n'avait pas l'habitude d'arranger sa couchette, il préférait s'épargner
cette peine en laissant fermé.
Tous les autres murs étaient occupés par des rayonnages
sur lesquels s'entassait une quantité invraisemblable de matériel en panne : postes
tridis, téléviseurs classiques, caméras vidéo, magnétoscopes, équipements Neuro,
biofeedbacks, démodulateurs DTMI ou lecteurs de CD-ROM. Posés en équilibre chaotique
les uns sur les autres, sur leurs pieds ou sur la tranche, parfois à l'envers avec encore
une cassette ou un disque à l'intérieur. Il y avait aussi les scories de son passé de
musicien, celles qui n'avaient pas atterri au marché aux puces : pieds de cymbales,
raccords en tous genres incroyablement entremêlés, boîtes à effets, plus deux ou trois
claviers démontés. S'ajoutait à cela tout ce qui encombrait la mince bande de moquette
au centre : une collection conséquente de vêtements chiffonnés, chaussures, boîtes à
composants, pellicules photo, revues techniques, disques, claviers et souris
d'ordinateurs, casques d'écoute...
Le seul coin apparemment ordonné était le bureau,
constitué d'une plaque de stratifié posée sur deux tréteaux métalliques et sur
laquelle se trouvaient un petit notebook, plusieurs boîtes de disquettes, quelques romans
au format de poche et une carcasse ronde d'où sortaient plusieurs fils reliés au
portable.
Une photographie était posée en vue, près de l'écran de
l'ordinateur. Un cliché d'assez bonne qualité, pris au téléobjectif : une jeune femme
qui sortait d'un immeuble en surface et se préparait à traverser la rue. Elle était
blonde et son visage, par la douceur de ses traits, avait quelque chose de fragile, comme
de la candeur, ce que venaient renforcer les longs cheveux qu'elle repoussait en arrière
d'un geste distrait ; le regard, lui, contrastait par son acuité. Un regard vif, plein
d'intelligence. Une femme d'une beauté inhabituelle, par ce mélange de jeunesse et de
maturité. Lançon avait tracé quelques mots dans le coin inférieur droit : Laure, le
11/05/.33 à 19 h.
Il ouvrit son sac de sport, en retira un kimono qu'il mit
sur un cintre, accrocha le tout à un fil métallique qui traversait le plafond, tendu
entre deux étagères en vis-à-vis. Ensuite il fit craquer ses doigts, s'assit face à
l'ordinateur qu'il mit en route.
Il entra plusieurs paramètres dans la mémoire centrale et
se leva pour puiser dans différentes boîtes les composants nécessaires aux prochains
câblages. Il les disposa devant lui et se mit à les fixer un à un à l'intérieur de la
forme ronde. Le fil de tynol bouillonnait et dégageait de petits nuages blancs chaque
fois qu'il entrait en contact avec le fer à souder.
Réaliser un 422 constituait une tâche aisée mais longue.
Il mit en route un Miles Davis pour lui tenir compagnie.
D'ici la fin de la soirée ou au plus tard le lendemain
matin, il aurait mis au point une petite machine qui lui rapporterait près de cinq cents
crédits et qui causerait en toute efficacité et sans risque d'identification la mort
d'un homme qu'il ne connaissait pas, probablement un ennemi du "type aux pompes
vernies".
Si quelqu'un était entré dans la pièce, il aurait
probablement remarqué le dispositif. Mais il aurait été bien en peine de dire ce que
c'était. L'objet ressemblait vaguement à un freesbee, sauf que ça paraissait plus lourd
et que les bords étaient coupants. On voyait également des ouvertures dont la fonction
avait de quoi intriguer. Le tout plutôt agressif, inquiétant. Sans doute était-ce dû
à l'accumulation de systèmes sophistiqués, à la couleur noire et à l'aspect massif,
ainsi qu'au tranchant des côtés.
Lançon se dépêcha d'effectuer les derniers branchements.
Lorsqu'il eut fini, il prit un petit appareil dont la forme évoquait vaguement un
enregistreur numérique. Il raccorda les deux machines et effectua un transfert de
données.
Le message transmis, une lumière rouge menaçante s'alluma
sur la face inférieure du disque de métal. Lançon, à l'aide d'un outil spécial muni
de plusieurs crochets et de deux aimants, referma alors la trappe en prenant d'infinies
précautions. En même temps, il s'efforçait de maintenir en contact un capteur avec un
fil de masse relié au pied du bureau. L'opération prit une bonne dizaine de minutes, au
terme desquelles, en sueur, les mains tremblantes, il poussa un soupir de soulagement.
Enfin, on y était. Il se tint assis un instant pour laisser à son cur le temps de
retrouver un rythme plus lent.
Lorsqu'il fut calmé, il se leva, prit délicatement l'engin
et le porta jusqu'à l'entrée de l'appartement. Catherine était dans sa chambre et il
n'y avait personne sur le palier.
Il déposa la machine sur le paillasson, déplia l'antenne
de la télécommande qu'il avait fabriquée exprès et appuya sur un bouton caché sous
une petite trappe de protection.
Le disque s'élança et disparut au bout du tournant.
Lançon l'entendit s'éloigner à travers les couloirs.
D'ici une demi-heure au maximum, un inconnu trouverait une
mort rapide et brutale, que personne ne parviendrait à expliquer.
Tous textes et illustrations copyright © Paul Borrelli.
Site maintenu par Alexandre Garcia avec la
participation de Paul Borrelli.