Désordres
par Paul Borrelli
LA VERRUE
(extrait)
La ville défilait, grise, sale. A perte de
vue.
Les constructions s'entassaient de façon anarchique, sur
chaque centimètre carré de surface au sol, leurs niveaux souterrains s'enfonçant
jusqu'à quatre cents mètres de profondeur tandis que leurs cimes s'élançaient de plus
du double vers le ciel. Un ballet incessant se jouait sur les bretelles surchargées de
voitures ; entrecroisement chaotique de poutrelles métalliques, dentelle d'acier
suspendue dans le vide, files ininterrompues de lumières blanche, rouge et orange. Les
myriades de tunnels avalaient et crachaient constamment leurs bolides scintillants, la
fumée des usines noyait les confins de ses masses brunes, se mêlant à la luminescence
glauque des hologrammes, néons, panneaux et couloirs balisés, pour créer une confusion
des échelles, des distances, des perspectives, qui rendait caduque toute tentative de
distinguer réalité distordue et leurre.
Les aéros pullulaient en bancs dans les étroits passages
qui séparaient les parois des tours, grouillement de reflets moirés et clignotements
ténus.
La mer, gris plombé, offrait au regard une étendue
luisante de substances toxiques et corrosives, qui lentement mais sûrement s'infiltraient
dans les niveaux souterrains des quartiers Sud. Creuset d'une alchimie incontrôlée, elle
était partiellement recouverte d'une lourde plate-forme artificielle de deux kilomètres
de large, qui supportait les installations de l'astroport et le ballet des cargos
spatiaux.
Au-delà, noyé de smog, le soleil, tache floue et
jaunâtre. Dans quelques heures, il s'élèverait à la verticale de Marseille et on
commencerait à avoir chaud.
Griffier n'accordait aucune attention au décor. Il
passait tous les matins au-dessus des mêmes quartiers, depuis des années, confiant sa
sécurité au pilote automatique de son aéro de fonction. Jeter un coup d'oeil, même
furtif, pour observer l'étendue de la conurbation ne lui serait pas venu à l'esprit. Du
reste, il était bien trop occupé.
Sur ses genoux, une boîte noire, ronde. Dans sa main
droite, un miroir. Dans la gauche, un petit pinceau, qui régulièrement piochait un peu
de fard rose vif pour venir l'étaler sur le nez, où s'épanouissait une opulente verrue.
C'était le rituel du matin. Chaque jour, Griffier
s'appliquait méticuleusement à redonner à cette disgracieuse protubérance un aspect
malade plus convaincant, comme s'il redoutait les effets à long terme d'une banalisation.
Il voulait maintenir en éveil l'attention de ses collègues sur l'étrange mal dont il
souffrait, leur offrir sans commentaire superflu la vision d'un chancre dérangeant,
capricieux, imprévisible, capable en moins de vingt-quatre heures de passer de l'incarnat
à l'indigo, de s'infecter, qui sait ? de causer brusquement sa mort, au secret
soulagement de tous, lui-même compris.
Mais l'emploi de cosmétiques n'était pas qu'un simple
subterfuge. Tout le monde savait qu'il tenait lieu pour Griffier d'exutoire sexuel. Vieux
garçon de la cinquantaine passée, renfermé et solitaire, caustique et autoritaire,
Griffier ne voyait pas plus loin que le bout de son nez, disaient les mauvaises langues.
Et, lorsqu'il se grattait, dans l'intimité ou en public, en
un geste compulsif quasi irrépressible, ils étaient nombreux à ricaner.
Il y avait avant et après la verrue. A l'époque
antérieure, son visage n'avait été qu'une vague forme ronde, molle, blanchâtre, aux
traits brouillés, indistincts, comme bâclés. Un faciès de spectre, d'inconsistante
baudruche, de noyé, impossible à mémoriser car dépourvu de toute ligne directrice,
comme tracé à l'encre baveuse, dilué, délavé par le soleil ou les pluies acides.
Insignifiant, inexistant.
D'ailleurs, au début, les plus méchants l'avaient baptisé
"Face de Lune".
Mais l'excroissance était providentiellement apparue,
mettant un terme aux hypocrites quolibets. Enfin, un point central émergeait du néant,
accrochant le regard, l'attirant irrésistiblement, pour le repousser aussitôt, de
crainte qu'une réflexion cinglante ne vînt mettre fin à l'accès de curiosité. On se
sentait obligé de fixer ses yeux, pourtant dénués a priori de toute étincelle de vie.
Tout plutôt que d'affronter la vision grotesque de cette pustule peinturlurée qui
brillait légèrement, obscène, inquiétante comme un signal d'alarme.
Griffier, absorbé dans son magma de sensations
contradictoires, oscillant entre le plaisir et la souffrance, n'entendit pas tout de suite
le bourdonnement du vidphone et, lorsqu'il se résolut à prendre l'appel, il plaqua tout
d'abord le bout de sa chaussure sur l'optique du terminal.
Un visage grave et soucieux apparut. Cheveux bruns frisés,
coupés courts. Lunettes à monture d'acier. Petite moustache.
Griffier soupira, excédé.
- Canavese ? Qu'est-ce qu'il y a encore ?
- C'est vous, commissaire ? Je ne reçois pas d'image.
- Il doit y avoir un défaut de transmission. Et si vous me
laissiez arriver, nom d'un chien ? Je suis là dans un quart d'heure, ça ne peut pas
attendre ?
- C'est que...
Il annula avec humeur. Tous pendus à ses basques, affolés
au moindre problème, à lui donner du "monsieur" et à attendre ses ordres.
Comme s'il avait réponse à tout.
Ne pouvait-on le laisser en paix ? Au minimum, farder sa
verrue tranquille ? D'ailleurs, il avait presque terminé. Il s'examina attentivement.
Ainsi maquillée, on aurait dit qu'elle allait éclater d'un
instant à l'autre.
Parfait. La journée pouvait commencer.
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